Édouard Manet et le regard de la modernité

En 1869, suite au souffle de modernité, orchestré par Napoléon III et Haussmann, marque l’ouverture de l’établissement les Folies-Bergère. Ce lieu d’évasion est convoité par l’élite parisienne de bonnes fortunes, cherchant à fuir la réalité d’un Paris moderne. Ainsi, on se présente au Folies-Bergère, lieu de perdition, pour s’oublier et s’affranchir des « bonnes mœurs » inculquées par le « père la pudeur » René Bérenger. Où s’y pratique « cette attirance-répulsion de la part d’un public bourgeois » ((Nathalie Coutelet, « Les Folies-Bergère : une pornographie « select » », s.d. En ligne. <https://www.cairn.info/revue-romantisme-2014-1-page-111.htm#no332>. Consulté le 26 juin 2020.)), Édouard Manet y voit une beauté insoupçonnée qu’il saura interpréter par l’oeuvre Un bar aux Folies Bergère

Bien que l’écrivain Guy de Maupassant représente le lieu d’une atmosphère chaotique, Manet s’éloigne de cette désignation en offrant une oeuvre modeste où, au premier coup d’oeil, celui qui consomme l’oeuvre est inhibé par le regard hostile de la serveuse.  Par une coloration majoritairement bleutée, il va de soi que la visée de Manet ne sera point de saluer l’extase et l’euphorie. La teinte évoque plutôt  des sentiments du répertoire de la solitude et de la nostalgie. D’autant plus que la forte présence du regard féminin impose une ambiance énigmatique et mélancolique.

Édouard Manet, Un bar aux Folies Bergère, 1882, huile sur toile,
96 × 130 cm, Courtauld Gallery, London.
Source de l’image : collection en ligne du Courtauld Gallery.

La femme, un sujet récurrent chez Manet

Marquée par l’excitation et l’optimiste des progrès sociaux, économiques, technologiques et politiques, la Belle Époque désigne un moment historique où la consommation et le divertissement deviennent un comportement social chéri par le capitalisme. Dans l’oeuvre, Un bar aux Folies Bergère, la marchandise est accessible au consommateur afin d’influer son désir et sa conduite. Comparable à ce que nous aurions l’habitude de retrouver à un comptoir-caisse.

Édouard Manet, Olympia, 1863, huile sur toile,
130.5 cm × 190 cm, Musée d’Orsay, Paris.
Source de l’image : collection en ligne du Musée d’Orsay.

Au premier plan, on y retrouve des bouteilles de boissons alcoolisées, ainsi que des éléments décoratifs, comptant des mandarines et un bouquet de fleurs homologuant la dignité des produits accessibles à la vente. Sur ce même plan, une femme arbore aussi un bouquet dans son décolleté proposant qu’au même titre que les spiritueux, elle aussi puisse être sollicitée pour la jouissance des clients. Aussi bien qu’il est suggéré que la serveuse soit appelée à offrir ses services, Manet ne tente nullement d’objectiver le rôle de la femme dans ses productions artistiques. Au contraire, il témoignera de son individualité en faisant recours à une réelle serveuse des Folies-Bergère. Nommé Suzon, Manet ne tente guère de dissimuler sa personnalité au profil d’une créature idéalisée. Dans l’oeuvre Olympia, le peintre utilise également une travailleuse du sexe en glorifiant sa présence. Pour s’y faire, il fait naître le regard altruiste du modèle en recréant une composition académique de la Vénus. Sans pour autant tenter de camoufler son adaptation de l’oeuvre de Titian, Venus of Urbino. Dès lors, l’ambition de Manet est d’humaniser la femme moderne sans pour autant la représenter selon des critères esthétiques fondés sur une vision masculine. Étant peintre de la réalité, il ne se permet pas de critiquer et alterner la véritable identité de ses sujets.

Titian, Venere di Urbino, 1538, huile sur toile,
119.2 x 165.5 cm, Uffizi Museum, Firenze.
Source de l’image : collection en ligne du Uffizi Museum.

Spectateur de la réalité

En opposition à la peinture Olympia, Manet met en scène un instant dans un lieu public chaotique. Il reconstitue un endroit où la gent masculine s’y retrouve à des fins de divertissements érotiques. Tout comme la réalité à laquelle nous participons continuellement, Manet parvient à illustrer la complexité de la scène par une succession de dialogues quelque peu hasardeux. Ceux-ci peuvent être lointains et quasi inexistants, comme le bruit visuel représenté par la réflexion des miroirs en arrière-plan. Au même titre d’une trame sonore déjà oublié. 

Cette foule qu’on pourrait classifier d’imaginaire, par le manque flagrant de détail, met en lumière les réverbérations de l’échange entre Suzon et l’homme situé à la droite de la scène. Étant difficiles de confirmer son identité, nous avons l’indice qu’il pourrait s’agir du peintre, de par sa présence observatrice. De la même manière qu’on retrouverait un artiste derrière son chevalet, prêt à mémoriser chaque fait et geste de l’interaction. Cette mise en abîme met en lumière notre rôle participatif de spectateur. D’autant plus soutenus par l’interaction étrangement familière avec Suzon, nous sommes observés dans notre propre acte de voyeurisme. « Ce jeu entre regardeurs et regardés [..] offre l’une des clefs de compréhension à l’attirance éprouvée par le public. » ((Ibid)) Cette expérience convoitée par le spectateur, quelque peut déconcertante par son caractère schizophrénique, met en évidence l’aliénation et le caractère narcissique qu’offre ce jeu de rôle.

Le divertissement, réponse à la modernité

Considéré comme sa dernière oeuvre majeure, Manet porte l’ambition de traiter des thèmes universels comme l’individualité et de l’intimité. Pour s’y faire, il met en oeuvre une scène énigmatique où le principe de jouissance est inaccessible, voire illusoire. Avec Les Folies-Bergère, l’oeuvre ne propose pas un déluge festif commun exhaustif, tel qu’espéré par la fréquentation des clients. Au contraire, l’oeuvre entame un questionnement de fond sur le concept d’existence, dans ces lieux de spectacles modernes. Avec la peinture réalisme, on s’attarde soigneusement à la valeur humaine composante primaire de la société contemporaine. En approchant ces thèmes, il est impossible d’éviter de mentionner l’implication du poète Charles Baudelaire. « En plus d’être de solides confrères en art, étant aussi de véritables amis et de splendides flâneurs » ((Francine Dimambro, « Baudelaire Manet et la modernité parisienne », T. N.p., 1996. En Ligne <https://open.library.ubc.ca/collections/ubctheses/831/items/1.0087611> Consulté le 26 juin 2020.)), ils partagent une attitude sceptique face à la modernité et ils s’engagent à contester les mesures impériales imposées par Napoléon III. Bien que leur médium soit distinct, leur pratique s’unit par leurs aspirations conjointes de commémorer la fragilité de la réalité. 

Avec sa proposition picturale nocturne, Manet remet en cause l’intégrité de la modernité et du progrès social qu’elle impose. En tant que spectateurs, nous sommes nous-mêmes victimes de ce besoin constant de sortir de son chez-soi pour prendre part au public, à la publicité, au spectacle. Nous ne sommes plus des flâneurs solitaires, d’un Paris anonyme et ancien, mais le produit de la réalité qu’est la modernité. Nous incarnons un rôle, tout comme Suzon, où son travail n’est rien de plus qu’une façade de son individualité.

Enfin, par la reconfiguration urbaine et l’avènement du modernisme, Manet peint Les Folies-Bergère pour témoigner de la fragilité de l’existence. En quête de sincérité, il met en scène plusieurs dialogues, à la fois francs et ambigus, entre celui qui consomme l’oeuvre et les personnages qui la composent. Manet impose volontairement le spectateur à prendre conscience de la fragilité de l’instant, tout en confrontant l’excitation, mais aussi la tristesse qui habite une société se précipitant hâtivement dans la modernité.

BIBLIOGRAPHIE

The Courtauld Institute of Art, « A Bar at the Folies-Bergère », s.d. En ligne. <https://courtauld.ac.uk/gallery/collection/impressionism-post-impressionism/edouard-manet-a-bar-at-the-folies-bergere>. Consulté le 26 juin 2020.

France Culture, « Comment Haussmann a réussi son Paris », s.d. En ligne. <https://www.franceculture.fr/architecture/comment-haussmann-reussi-son-paris>. Consulté le 26 juin 2020.

SALÉ, Marie-Pierre, « Dessiner en plein air. Entre « sur nature », souvenir et atelier », Dessiner en plein air. Variations du dessin sur nature dans la première moitié du XIXesiècle (catalogue d’exposition), Paris, Louvre/Lienart, 2017, p. 9-26.

COUTELET, Nathalie, « Les Folies-Bergère : une pornographie « select » », Romantisme, 2014/1 (n° 163), p. 111-124.

STORA-LAMARRE, Annie, « La République des faibles: Les origines intellectuelles du droit républicain 1870-1914 », Hors Collection, 2005, Paris, 224 p.

DE MAUPASSANT, Guy,« Bel Ami », Le Livre de Poche : Les Classiques de Poche, 1979, Paris, 384 p.

BAUDELAIRE, Charles, « Les Fleurs du Mal », Le Livre de Poche : Les Classiques de Poche, 1972, Paris, 416 p.

DIMAMBRO, Francine, « Baudelaire Manet et la modernité parisienne », T. N.p., 1996. En Ligne <https://open.library.ubc.ca/collections/ubctheses/831/items/1.0087611> Consulté le 26 juin 2020.

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