
Punch Magazine, Le sale père Tamise, Gravure sur bois, 7 octobre 1848, Volume 15 Page 152 du Punch Magazine.
Source : Hatchi Trust – Digital Library
La caricature Le sale père Tamise (fig.1) a été publiée le 7 octobre 1848 à la page 152 du 15e volume du très célèbre magazine britannique Punch.((« PUNCH Magazine », PUNCH, About, En ligne. <https://www.punch.co.uk/about>. Consulté le 3 juin 2020.))
Ce magazine hebdomadaire d’humour et de satire est fondé en 1841 par le graveur sur bois Ebenezer Landells et l’écrivain Henry Mayhew. Initialement, Punch est sous-titré The London Charivari, en référence au journal satirique français Le Charivari.((« PUNCH Magazine », PUNCH, About, En ligne. <https://www.punch.co.uk/about>. Consulté le 3 juin 2020.))
Le magazine a été le premier à introduire le terme « dessin animé » tel que nous le connaissons aujourd’hui. De nombreux caricaturistes sont devenus célèbres grâce à l’apparition de leurs caricatures dans Punch, tels que Tenniel, Du Maurier, Shepard, Pont, Fougasse, R.S. Sherriffs, Trog et Searle, entre autres. Leurs caricatures sociales et politiques avaient beaucoup d’influence à l’époque, capturant la vie en détail des XIXe et XXe siècles.((« PUNCH Magazine », PUNCH, About, En ligne. <https://www.punch.co.uk/about>. Consulté le 3 juin 2020.))
À leur début, certains de ces artistes dessinaient leurs caricatures directement sur un bloc de bois qui était ensuite sculpté par un graveur. En ce sens, ils dépendaient de l’habileté du graveur pour avoir des images après impression à la hauteur de leurs dessins originaux. Les plus réussis d’entre eux avaient reçu une formation de graveur.((« PUNCH Magazine », PUNCH, About, En ligne. <https://www.punch.co.uk/about>. Consulté le 3 juin 2020.)) De ce fait, la caricature à l’étude a nécessairement été réalisée selon cette technique.
L’artiste qui a réalisé la caricature de Le sale père Tamise n’a pas signé son nom au complet. En effet, en bas à droite, il y a seulement l’initiale « N » d’inscrite. Malgré des recherches, il est impossible malheureusement d’identifier à qui correspond cette inscription.
Sur la caricature à l’étude on retrouve un personnage vagabond, sale, sous l’eau, entouré par des poissons et des déchets. Sa malpropreté et son allure négligée sont dues à ses habits, sa coiffure et son embonpoint. Considéré comme le père de la Tamise, le personnage de cette caricature est en train de faire une sorte de récolte, si l’on se fie à son bâton, son sac à dos et sa petite marmite. Les déchets qui entourent le personnage et le dépôt au fond de l’eau, qui ressemble à du purin((PIOT, Jean-Christophe, « La Grande Puanteur », En Marge, 23 janvier 2019, En ligne. <https://enmarge.org/index.php/2019/01/23/la-grande-puanteur/>. Consulté le 3 juin 2020)), témoignent clairement de la pollution dans la Tamise. C’est surtout la présence d’une bouteille de verre, d’un soulier, d’un récipient et de plusieurs autres silhouettes de déchets qui donnent cette impression. Ces autres silhouettes, placées en arrière-plan, créent également un effet de profondeur.
Dans le haut de la caricature, il y a une délimitation entre ce qui trouve sous l’eau et en dehors de l’eau puisqu’on peut y voir au loin des bateaux et de fines silhouettes de bâtiments, représentant ainsi un petit aperçu de la ville industrielle de Londres.
L’image est accompagnée d’un poème qui décrit l’état de la Tamise à l’époque. Ce poème est bien pour l’analyse formelle de la caricature.
Comme il s’agit de la pollution dans la Tamise qui est dénoncée dans cette caricature, il faut bien que l’état du fleuve soit assez malpropre pour qu’il soit représenté ainsi. En réalité, la situation de la pollution à Londres à l’époque de sa publication était désastreuse. Jusqu’au XIX siècle, la taille de la capitale était réduite aux limites de la ville romaine d’origine, mais l’industrialisation a attiré un nombre croissant de personnes qui se sont installées sur les champs en bordure de la ville et cette expansion rapide a causé de nombreux problèmes tant au niveau de la qualité de l’air qu’au niveau de l’état de la Tamise.((« Histoire de Londres », Citivalis Londres, Histoire, En ligne. <https://www.londres.fr/histoire>. Consulté le 3 juin 2020.)) À cette époque, le brouillard causé par les déchets industriels pouvait causer la mort de cinq cents à sept cents personnes en une semaine seulement.((RIBNER, Jonathan, « La poétique de la pollution», dans LOCHNAN, Katharine, dir. et al, Turner, Whistler, Monet, Paris / Londres, Réunion des Musées nationaux / Tate Britain, 2004, 52.)) Cette expansion rapide a également engendré l’épidémie de choléra en 1832 et la « Grande Puanteur », en 1958, causée par les odeurs insoutenables des écoulements d’eaux usées de la Tamise((« Histoire de Londres », Citivalis Londres, Histoire, En ligne. <https://www.londres.fr/histoire>. Consulté le 3 juin 2020.)) comme le mentionne également Jonathan Ribner dans son texte La poétique de la pollution.

Claude Monet, The Houses of Parliament, 1903–4, Huile sur toile, 81.3 x 92.4 cm, Metropolitan Museum of Art.
Dans la série célèbre du parlement de Westminster (fig.2) vu depuis la rive sud de la Tamise, Claude Monet peint le brouillard. Après avoir prouvé que Monet a bien peint ce qu’il avait vu plutôt que ce dont il se souvenait, certains chercheurs espèrent aujourd’hui utiliser la série pour percer le mystère du brouillard permanent décrit par tous les visiteurs de Londres à la fin du XIXe siècle.((« Des toiles de Monet vont servir à étudier la pollution à Londres en 1900 », Le devoir, 10 août 2006. En ligne.<https://www.ledevoir.com/societe/science/115591/des-toiles-de-monet-vont-servir-a-etudier-la-pollution-a-londres-en-1900>. Consulté le 3 juin 2020.)) Les tableaux de Monet, réalisés par observation directe, prouvent que le smog était bel et bien présent à Londres au XIXe siècle.
Dans le texte La poétique de la pollution de Jonathan Ribner, l’auteur décrit la façon dont Monet était intéressé par le brouillard pour ses qualités visuelles, par la mise en valeur de la lumière dans ses portraits du paysage industriel urbain.
Étant donné que Monet ne cherchait pas du tout à dénoncer la situation de la pollution, sa démarche était contraire à la majorité des oeuvres réalisées à ce sujet à l’époque. Ces oeuvres, surtout celles réalisées par des caricaturistes, représentaient le brouillard en suivant la logique de l’Angleterre victorienne qui souhaitait une réforme sanitaire et qui dénonçait les répercussions de l’activité industrielle sur la santé des habitants de la ville de Londres. Cette logique victorienne suivait également celle de la très grande majorité des habitants de la ville de Londres qui devaient vivre au quotidien avec les désavantages de la pollution industrielle.

Punch Magazine, The « silent highway » man, Gravure sur bois, 10 juillet 1858, Volume 35 Page 137 du Punch Magazine.
Source : Hatchi Trust – Digital Library
Dans le magazine Punch de nombreuses caricatures ont traité de cette problématique en la dénonçant durant plusieurs années. Dix ans après la publication de la caricature à l’étude, en 1858, une autre caricature a été réalisée sur le même sujet. Celle où un squelette navigue avec son embarcation sur la Tamise (fig.3). En bref, elle représente le fait que la mort rôde près de la Tamise, rien de moins.
La caricature présentée dans ce travail est, à mon sens, très évocatrice de la situation des eaux usées de la Tamise à l’époque de sa publication selon ce qu’on peut lire à ce sujet.
C’est par une recherche des différents volumes accessibles en ligne du célèbre magazine Punch qu’elle m’est apparue. Elle aurait pu facilement être utilisée par Jonathan Ribner dans son texte La poétique de la pollution à titre d’exemple pour illustrer cette facette de la situation de la pollution à Londres au XIXe siècle.
Commentaire
À travers les images de nature foisonnante et pastorale, votre choix d’image ludique a tout de suite piqué ma curiosité. La lecture de votre texte s’est avérée tout aussi rafraîchissante, captivante et intéressante. Remonter à l’origine du « dessin animé » est une idée originale que je ne croyais pas retrouvée dans un cours sur l’histoire de l’art au XIXe siècle.
N’ayant pas en tête le texte La poétique de la pollution, je dois admettre que j’ai eu du mal à capter la relation entre votre choix d’œuvre et le texte auquel il faisait référence. Je crois que vous nommez Jonathan Ribner que lorsque votre texte tire à sa fin. Une mise en contexte au sujet de l’auteur et de son article aurait été bénéfique dans votre introduction.
Malgré cela, vous explicitez bien la relation entre l’œuvre et le contexte social anglais duquel elle découle. J’ai apprécié la distinction limpide que vous faites entre l’approche dénonciatrice de la caricature et celle de Monet qui semblait plutôt percevoir une certaine beauté dans ce type de paysage urbain et pollué.
Dans votre description de l’œuvre, il y avait à mon sens, de beaux espaces libres dans certains passages pour y ajouter des adjectifs qualificatifs puissants. Notamment lorsque vous décrivez les habits et la coiffure du sale père Tamise. Votre description de cette caricature est excellente et juste. Néanmoins, j’aurais aimé en savoir plus sur ce qu’elle provoque chez vous, ou plutôt ce que vous percevez en elle après en avoir fait l’étude. Il m’a semblé lire une description polie et docile alors qu’il s’agit en fait d’un art irrévérencieux et contestataire.
Autrement, j’ai trouvé votre approche fort pertinente et vous avez su partager vos idées en évitant les tournures de phrases corsées et les concepts théoriques alambiqués. Vous m’avez donné envie d’en savoir plus au sujet de Tenniel, Du Maurier, Shepard, Pont, Fougasse, etc.
Au plaisir.