Eugène Boudin : l’impression par la spontanéité

Figure 1
Eugène Boudin, Les jetées du havre par gros temps, 1895, huile sur toile, 50,9 x 73,3 cm, Musée d’art moderne André Malraux.
Source de l’image : http://collections.muma-lehavre.fr/fiche/les-jetees-du-havre-par-gros-temps-0

Eugène Boudin est un peintre français qui s’est vu accorder une bourse par le conseil municipal du Havre en 1851. Pendant ses études de trois ans à Paris, il s’inspire, dans un premier temps, des natures mortes de Chardin, et s’inscrit alors parmi les élèves copistes du Musée du Louvre. Dès 1853, Boudin commence à peindre et évolue dans sa manière de voir l’art de plein air. ((Musée d’art moderne André Malraux, « Les jetés du havre par gros temps », dans Eugène Boudin, s.d. En ligne. < http://collections.muma-lehavre.fr/fiche/les-jetees-du-havre-par-gros-temps-0>. Consulté le 1er Juin 2020.)) En effet, ses pratiques artistiques le pousseront peu à peu à « laisser à [sa] peinture […] l’aspect de l’esquisse » ((Musée d’art moderne André Malraux, « Œuvres commentées : Boudin, natures mortes », Dans Boudin, natures mortes. s.d. En ligne. < http://www.muma-lehavre.fr/fr/collections/oeuvres-commentees/eugene-boudin/boudin-natures-mortes>. Consulté le 1er Juin 2020.)) ,et ce, surtout pour ses dernières productions. Cet artiste fait partie de l’évolution de l’art de plein air qui, comme démontré dans le texte Dessiner en plein air de Marie-Pierre Salé, est vu, dans un premier temps, comme un moyen de transcrire la nature de manière exacte pour ensuite, devenir une œuvre en soi appréciée pour sa spontanéité et son esthétique inachevée.

Ce texte analysera l’œuvre Les jetées du Havre par gros temps (fig.1), peint en 1895 par Eugène Boudin. Par cette analyse, nous cherchons à démontrer l’importance que l’artiste accorde à la spontanéité. En rapprochant cette œuvre du texte de Marie-Pierre Salé, nous allons voir qu’Eugène Boudin suivait les idées modernes de son temps et fait partie de l’évolution de l’art sur le motif. En effet, nous aborderons la synthèse des éléments naturels, la réalisation d’après mémoire et l’esthétique inachevée de l’œuvre.

ANALYSE FORMELLE

Les jetées du Havre par gros temps représentent une plage en temps de tempête. Le blanc utilisé pour créer les vagues, ainsi que leur esthétique inachevée, créent une forte illusion de mouvement. L’horizon semble se confondre avec l’eau et sépare l’œuvre en deux, en laissant plus d’espace pour le ciel rempli de nuages sombres. La plage et le quai coupent le coin inférieur droit de l’œuvre avec une diagonale, ce qui dynamise le point de vue. Au loin, nous pouvons observer un phare blanc, qui illustre la force de la tempête par son aura blanche et floue.  L’œuvre est peinte dans des couleurs dominées par des gris foncés et colorés qui entrent en contraste avec le blanc des vagues leur donnant de l’ampleur. La touche spontanée de l’artiste utilisée pour représenter le ciel et les vagues donne de la puissance et du mouvement au paysage.

ANALYSE DE L’ŒUVRE

Le rôle de la mémoire et le travail de synthèse

Le texte de Marie-Pierre Salé aborde le rôle de la mémoire dans l’interprétation de la nature ainsi que dans la transcription de son impression du paysage. En effet, le texte illustre la proposition de Valenciennes de reproduire une image de mémoire qui était rendue prisée à l’époque. Son importance vient du fait que les artistes devaient dessiner naïvement l’image mentale qu’ils ont de la nature, et non, la nature telle qu’elle. L’artiste effectuait alors un travail de synthèse puisqu’il était envahi des détails de la nature.

Figure 2
Eugène Boudin, La jetée du havre par gros temps, 1895, crayon noir et aquarelle, 17,7 x 25,5 cm, musée d’Orsay
Source de l’image : http://www.muma-lehavre.fr/sites/animation/eugene-boudin/

Le travail de synthèse de l’œuvre se traduit notamment par les techniques utilisées pour créer l’œuvre présentée. En effet, Boudin utilise une méthode traditionnelle qui consiste en un dessin sur le motif, suivi d’une esquisse à l’huile qui est ensuite élaborée et complétée en atelier. L’œuvre en question est le résultat de quatre études préparatoires, dont deux, qui sont réalisées à l’aquarelle. ((FORGEL, Hélene, « Entre ciel et mer », dans Dans l’atelier d’Eugène Boudin, France, musée d’art moderne André Malraux, s.d. En ligne. . Consulté le 1er Juin 2020.)) Sur l’une d’elles (fig.2 ), nous pouvons notamment observer la présence de personnages dans le bas de l’image qui n’est pas présente dans l’œuvre finale. De plus, la grandeur du phare ainsi que la place occupée par le ciel est beaucoup plus petite dans l’étude à l’aquarelle. On peut aussi remarquer que l’artiste a modifié et a sélectionné certains éléments afin de mieux traduire le caractère et la grandeur des vagues. Toutefois, on peut remarquer que l’oblique qui sépare la plage de la mer, ainsi que l’horizon linéaire, sont conservés.

Figure 3
Eugène Boudin,Coup de vent devant Frascati ,1896, huile sur toile, 55,5 x 91 cm, musée des Beaux-Arts de la Vile de Paris.
Sources de l’image : https://www.parismuseescollections.paris.fr/fr/petit-palais/oeuvres/coup-de-vent-devant-frascati-le-havre#infos-principales

L’œuvre est notamment reprise en 1896, avec Coup de vent devant Frascati (fig.3), qui ajoute la présence de cabines de pêcheurs, de personnages et d’un drapeau. Selon les versions de son œuvre, l’artiste sélectionne les éléments contribuant à l’impression voulue. Pour l’œuvre à analyser, l’intention de la puissance des vagues a porté l’artiste à négliger les éléments autour. Cependant, comme expliqué par Marie-Pierre Salé, au cours de la réalisation d’une œuvre, les croquis sur le motif et la reprise en atelier se confondent et il est difficile de distinguer les deux. En effet, la présence des cabines semble être ajoutée, mais leur présence est toutefois plausible malgré leur absence des croquis préparatoires à l’aquarelle.

Bien que le mouvement des vagues soit esquivé rapidement, nous pouvons conclure que celles-ci sont réalisées de mémoire avec la reprise en atelier. C’est, entre autres, ce que Eugène Boudin explique lors de sa correspondance avec Gustave Cahen, son biographe, où il écrit : « Les grandes convulsions de la nature sont sublimes, mais le pauvre peintre ne peut que confier à sa mémoire l’impression effrayante de ces flots tourmentés. Il ne faut même pas essayer de tenir un bout de papier pour croquer ou indiquer par un trait le souvenir de ces vagues furieuses ».((FORGEL, Hélene, « Entre ciel et mer », dans Dans l’atelier d’Eugène Boudin, France, musée d’art moderne André Malraux, s.d. En ligne. . Consulté le 1er Juin 2020.)) L’artiste confirme que l’impression des vagues n’est pas transcrite sur le motif, mais bien après coup. Donc, l’œuvre présentée ne traduit pas la nature telle qu’elle, mais l’impression dangereuse des vagues et le souvenir subjectif de l’artiste face au paysage. Bref, comme mentionné dans le texte de Marie-Pierre Salé, la mémoire et la synthèse du paysage sont des éléments importants puisqu’ils contribuent à la sélection des éléments mettant en valeur l’expérience subjective de l’artiste face à la nature.

L’esthétique spontanée

Le travail réalisé à l’aide de la mémoire donne une esthétique spontanée et inachevée à l’œuvre qui contribue aussi à la subjectivité du paysage. Boudin est apprécié par Baudelaire puisqu’il a su « s’abandonner aux prodigieuses rêveries contenues dans les spectacles de la nature présentes ». Il souligne notamment l’utilisation de détails suggestifs qui favorise les associations des spectateurs et permet une émotion. ((KREMER, Nathalie. Traverser la peinture : Diderot – Baudelaire, Boston, Brill Rodopi, 2018, 252 p.))Dans Les jetées du havre par gros temps, les vagues et le ciel sont rapidement brossés et suggérés ce qui permet de mieux saisir le mouvement. Dans le texte Dessiner en plein air, on affirme que Corot substitue l’importance accordée à forme de la nature par le mouvement, l’énergie et l’expression de celle-ci. Cela se rapproche beaucoup de l’œuvre présentée qui donne de l’importance aux vagues et à leur puissance en les traduisant de manière suggestive. Bref, c’est la spontanéité et l’esthétique d’esquisse qui donne de la force à l’œuvre. ((LABRUNE, Francois, Emmanuel CARON et Sandrine BOULAY et al.  « Fiche pédagogique », Dans Entrée des jetées du Havre par gros temps-Eugène Boudin. S.d. En ligne <https://fr.calameo.com/books/0002753422c2254ee838e>. Consulté le 1er Juin 2020.))

Les productions d’Eugène Boudin étaient réalisées dans le contexte historique présenté dans le texte de Marie-Pierre Salé, où il y avait émergence d’une conception plus individualiste et rousseauiste de l’art en plein air. Dans son œuvre, l’artiste fit non seulement une synthèse des éléments, mais, donna de l’importance au mouvement et à l’impression de la scène par l’esthétique spontanée et inachevée de ses paysages. L’œuvre présentée s’inscrit dans l’évolution de l’art sur le motif et démontre la pertinence de l’esthétique ressemblant à l’esquisse dans l’expression d’une impression. Celle-ci peut toutefois s’exprimer à travers la complète abstraction. Qu’est-ce qui retient alors les artistes d’éliminer complètement les éléments figuratifs de leur composition? Si tel était le cas, pourrons-nous encore parler de peinture de plein air?

BIBLIOGRAPHIE

FORGEL, Hélene, « Entre ciel et mer », dans Dans l’atelier d’Eugène Boudin, France, musée d’art moderne André Malraux, s.d. En ligne. <http://www.muma-lehavre.fr/sites/animation/eugene-boudin/ >. Consulté le 1er Juin 2020.

KREMER, Nathalie. Traverser la peinture : Diderot – Baudelaire, Boston, Brill Rodopi, 2018, 252 p.

LABRUNE, Francois, Emmanuel CARON et Sandrine BOULAY et al.  « Fiche pédagogique », Dans Entrée des jetées du Havre par gros temps-Eugène Boudin. S.d. En ligne <https://fr.calameo.com/books/0002753422c2254ee838e>. Consulté le 1er Juin 2020.

Musée d’art moderne André Malraux, « Œuvres commentées : Boudin, barques et estacade », Dans Boudin, barques et estacade. s.d. En ligne. < http://www.muma-lehavre.fr/fr/collections/oeuvres-commentees/eugene-boudin/boudin-barques-et-estacade>. Consulté le 1er Juin 2020.

Musée d’art moderne André Malraux, « Les jetés du havre par gros temps », dans Eugène Boudin, s.d. En ligne. < http://collections.muma-lehavre.fr/fiche/les-jetees-du-havre-par-gros-temps-0>. Consulté le 1er Juin 2020.

Musée d’art moderne André Malraux, « Œuvres commentées : Boudin, natures mortes », Dans Boudin, natures mortes. s.d. En ligne. < http://www.muma-lehavre.fr/fr/collections/oeuvres-commentees/eugene-boudin/boudin-natures-mortes>. Consulté le 1er Juin 2020.

SALÉ, Marie-Pierre, « Dessiner en plein air. Entre ‘sur nature’, souvenir et atelier », Dessiner en plein air. Variations du dessin sur nature dans la première moitié du XIXe siècle, Paris, Louvre/Lienart, 2017, p. 9-26.

SALÉ, Marie-Pierre, « Présentation d’exposition : Dessiner en plein air», dans Dessiner en plein air. Variations du dessin sur nature dans la première moitié du 19e siècle, Paris, musée du Louvre, 2017. En ligne. < https://www.louvre.fr/dessiner-en-plein-air-variations-du-dessin-sur-nature-dans-la-premiere-moitie-du-19e-siecle-0>. Consulté le 1er Juin 2020.

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