
Asher B. Durand (1796-1886) fut un peintre paysagiste américain du milieu du XIXe siècle appartenant au mouvement de la Hudson River School, le premier courant artistique majeur aux États-Unis. Il fut l’élève et l’ami de Thomas Cole (1801-1847), le précurseur du mouvement que nous avons découvert grâce au texte de Guillaume Faroult, La Croix dans la contrée sauvage (2012)((Guillaume Faroult*, « La Croix dans la contrée sauvage », La Croix dans la contrée sauvage, Paris, Louvre/ Somogy, 2012, p.7-20, 26-29.)). À partir des années 1850, suite à la mort de Cole, les artistes de la Hudson River School veulent se défaire de la tradition du paysage des maîtres européens pour peindre des œuvres empreintes de vérité et plus près de la nature. En analysant l’œuvre In the Woods (1855) (fig.1) de Asher B. Durand, nous constatons que les distinctions que représente Cole et ses successeurs, entre l’imagination et la réalité, entre l’idéalisation et la vérité, sont souvent poreuses. En étudiant les textes théoriques d’Asher B. Durand, Letters on Landcape Painting (1855) et celui de William James Stillman Wilderness and Its Waters (1855) publiés dans le périodique The Crayon (1855-1861), nous constatons que le peintre maintient certaines conventions artistiques employées par Cole, mais les dotent d’une nouvelle identité nationaliste figurée par le paysage.
L’œuvre In the Woods d’Asher B. Durand fut présentée lors de l’Exposition de la National Academy of Design, à New York, en 1855. Son large format vertical et la représentation en gros plan portant une attention minutieuse aux détails de la nature diffèrent des panoramas habituels du paysage. ((Metropolitan Museum of Arts, « In the Woods, 1855, Asher Brown Durand », Metropolitan Museum of Arts, New York, 2020. En ligne. <https://www.metmuseum.org/art/collection/search/10790>. Consulté le 1er juin 2020. )) Le peintre y présente une clairière restreinte et hasardeuse en forêt. À l’avant-plan, un arbre accidenté aux suites d’une tempête est rabattu au sol recouvrant un ruisseau zigzaguant vers le plan intermédiaire. Légèrement décentré de l’œuvre, un ciel lointain éclairci apparaît comme le bout d’un tunnel. Son emplacement guide la perspective linéaire qui s’impose en ligne droite au regard du spectateur comme un but à atteindre. Situés aux latérales de l’œuvre, deux arbres extrêmement rapprochés de l’avant-plan semblent se situer directement à nos pieds et établissent une contiguïté avec l’espace réel, donnant le sentiment d’entrer dans cette nature sauvage. Leurs cimes se rejoignent en haut de la toile, créant une deuxième perspective linéaire verticale, et ils forment la pointe d’un triangle, symbole géométrique de la perfection divine. ((Karen L. Georgi, « Defining Landscape Painting in the Nineteenth-Century American Critical Discourse. Or, Slould Art ‘Deal in Wares the Age Has Need of’? », Oxford Art Jounal, Vol. 29, no 2, 2006, p.231)) Les éclaircies de lumière et la perspective atmosphérique dans la pénombre renforcent le sentiment mystique de la présence de Dieu et éclairent les corps naturels dévastés et la nouvelle flore naissante.
Lorsqu’elle fut exposée, l’oeuvre passa pour une étude aux yeux de certains critiques.((Ibid., p.236.)) L’apparence désordonnée et la minutie accordée aux détails de la végétation semblaient démunir l’œuvre de composition et de narration. Au premier regard, elle diffère drastiquement de celle de Thomas Cole, The Cross in the Wilderness (1845) (fig.2), où la nature sauvage observée est agencée et idéalisée en atelier selon les modèles des peintres européens du XVIIe siècle. ((Guillaume Faroult, op. cit., p.16.)) Thomas Cole y illustre le poème éponyme de Helicia Hermans (1827) et la lumière divine et symbolique éclaire le bon sauvage se recueillant sur la tombe du valeureux missionnaire. Mais l’œuvre de Durand fut composée, comme celle de Cole, en atelier. Comme nous l’avons vu dans l’analyse, l’effet symétrique créé par les deux arbres à l’avant-plan propose un deuxième cadre triangulaire et symbolique au paysage. De plus, l’œuvre propose deux chronologies : une linéaire, par la perspective, représentant celle de l’homme, et une circulaire, de la nature dévastée et renaissante. L’absence de figuration humaine présente une narration héroïsant le spectateur et l’effet réaliste de la nature le met à la place de l’explorateur touché par son expérience individuelle valorisée par les peintres de la Hudson River School.

De par son titre de président de la National Academy of Design, Durand publie en 1855 son premier essai intitulé Letters on Landscape Painting, dans le périodique The Crayon.((The Crayon (1845-1861) fut le premier périodique américain consacré aux arts visuels et dont les deux éditeurs fondateurs, John Durand (le fils d’Asher) et William James Stillman, furent de grands défenseurs de la Hudson River School. Ce nouveau médium, alors récent pour l’époque, diffusa régulièrement les textes de philosophie et de théoriques esthétiques de Ralph Waldo Emmerson (1803-1882) et de John Ruskin (1819-1900) ainsi que les textes littéraires de William Cullen Bryant (1794-1878). (Strazdes, 2009, p.337) )) Son texte prend la forme d’une lettre à un correspondant fictif où il lui explique son refus de le prendre comme apprenti. Développant l’idée que la meilleure école qu’un étudiant puisse avoir est celle de la nature et que ce n’est que par une observation rigoureuse de ses détails par l’esquisse qu’il obtiendra le meilleur enseignement de la peinture paysagiste. Durand continue donc la pratique de Thomas Cole qui, dès 1826, a exploré la région de Catskill à pied pour y faire des croquis en contact direct avec la nature.((Guillaume Faroult, op. cit., p.11.)) Par contre, le texte de Durand semble davantage s’inspirer de John Ruskin et sa publication Moderns Painters (1840) largement diffusée aux États-Unis.((Diana Strazdes, « ‘’Wilderness and Its Waters’’: A Professionnal Identity for the Hudson River School », Early Americain Studies, vol.7, no 2, 2009, p.342.)) Ancien géologue, le théoricien de l’art anglais rejette la tradition du paysage des maîtres anciens, tels que le sublime et les belles natures, pour prôner un art mettant en pratique la connaissance des nouvelles sciences naturelles.((Virginia L. Wagner et John Ruskin, « John Ruskin and Artistical Geology in America », Winterthur Portfolio, vol. 23, no 2/3, 1988, p.151.)) Ruskin met l’emphase sur la vérité du paysage permettant de mieux guider la composition des œuvres afin de rendre hommage à la création de Dieu. Ses écrits, importants pour la seconde génération de la Hudson River School, bannissent donc l’idéalisation issue du syncrétisme de Cole, mais n’en prônent pas moins un nouveau dogme nationaliste.
Le texte Wilderness and Its Waters (1855) de William James Stillman fut publié sous-jacent à celui de Durand et fut autant significatif pour l’élaboration de l’identité nationale et artistique.((Strazdes, loc. cit., p. 338.)) Sa fiction raconte l’aventure de trois peintres dans les Adirondacks à la recherche de la vérité par l’observation disciplinée de la nature. Le texte propose une vision attirante du territoire qui devient porteur d’une individualité américaine reflétant la morale universelle et religieuse. L’auteur met aussi en scène une nouvelle identité valorisante des peintres paysagistes, mettant l’emphase sur les difficultés liées aux efforts physiques et récompensés par les bénéfices du sentiment individuel et l’élévation spirituelle qu’offre l’expérience individuelle de la wilderness.
L’œuvre In the Woods d’Asher B. Durand fut considérée comme exemplaire de la nouvelle génération des peintres de la Hudson River School. Il représente l’étude approfondie, élaborée par la connaissance des nouvelles sciences naturelles, d’un paysage véridique où l’expérience de la nature se conforte avec l’élévation spirituelle. En connaissance des publications contemporaines de l’époque, on constate que l’œuvre se présente comme manifeste d’un nouveau mouvement. Par contre, si elle délaisse les conventions de la tradition paysagiste, elle ne nous convainc pas d’être dépourvue d’idéalisation. Elle serait plutôt un déplacement des préoccupations environnementales de Cole vers une idéalisation nationaliste. Les changements apportés en milieu du XIXe siècle seraient représentatifs du débat esthétique entre l’imagination et l’imitation élaboré depuis Platon à l’Antiquité.((Karen L. Georgi, loc. cit., p.238.)) Comme le souligne l’historienne Karen L. Georgi, les peintres de la Hudson River School réussissent à jumeler ces antithèses afin d’annoncer les débuts du paysage réaliste.
Bibliographie
FAROULT, Guillaume, « La Croix dans la contrée sauvage », La Croix dans la contrée sauvage, Paris, Louvre/ Somogy, 2012, p.7-20, 26-29.
GEORGI, Karen L., « Defining Landscape Painting in the Nineteenth-Century American Critical Discourse. Or, Slould Art ‘Deal in Wares the Age Has Need of’? », Oxford Art Jounal, Vol. 29, no 2, 2006, p. 227, 229-245.
METROPOLITAIN MUSEUM OF ARTS, « In the Woods, 1855, Asher Brown Durand », Metropolitan Museum of Art, New York, 2020. En ligne. <https://www.metmuseum.org/art/collection/search/10790>. Consulté le 1er juin 2020.
STRAZDES, Diana, « ‘’Wilderness and Its Waters’’: A Professionnal Identity for the Hudson River School », Early Americain Studies, vol.7, no 2, 2009, p. 333-362.
WAGNER, Virginia L. et John RUSKIN, « John Ruskin and Artistical Geology in America », Winterthur Portfolio, vol. 23, no 2/3, 1988, p.151-167.
Fascinante lecture de la toile de Durand, tant au plan formel qu’au plan idéologique. Les différences d’avec la première génération de la Hudson River School y sont relevées avec clarté et pertinence, permettant de bien comprendre comment les élèves de Cole, en particulier Durand, se sont adaptés aux questionnements et aux problématiques propres à leur époque (en leur appliquant le leitmotiv des réalistes européens « il faut être de son temps », peut-être peut-on voir en-eux un sous-genre du mouvement, le réalisme américain). De plus, les liens tissés entre le textes littéraires contemporains à la production du tableau et Into the Woods sont fort éclairant et nous instruisent sur son contexte de production. Les enjeux nationalistes, substitués aux préoccupations environnementales de la première génération de la Hudson River School, qui ont été soulevés permettent également d’ancrer l’oeuvre dans son contexte socio-politique et historique. Pour conclure, bien que l’analyse n’entre en dialogue avec le texte de Guillaume Faroult que par l’affiliation de Durand à Cole, il s’agit d’un fort intéressant texte qui permet de mieux comprendre la toile elle-même certes, mais aussi le rôle de Durand dans la peinture américaine.