
James Abbott McNeill Whistler
Nocturne: Blue and Gold – Old Battersea Bridge
1872-75
Huile sur toile
683 × 512 mm
Tate Britain, Londres
https://www.tate.org.uk/art/artworks/whistler-nocturne-blue-and-gold-old-battersea-bridge-n01959
En raison de la révolution industrielle, la ville de Londres fut témoin durant le XVIIIe siècle de changements drastiques sur son paysage urbain. C’est seulement à partir du siècle suivant que l’on commence à avoir conscience des conséquences néfastes pour la santé de la pollution causée par la fumée des usines. Dans son texte La poétique de la pollution, l’historien de l’art Jonathan Ribner se penche sur certains artistes qui osent ignorer la dangerosité des lieux pour plutôt se laisser inspirer par la poésie que leur évoque la brume anglaise. L’américain James Abbott McNeill Whistler est l’un de ces artistes qui tirent profit de ce brouillard, comme c’est le cas dans son œuvre Nocturne : Blue and Gold – Old Battersea Bridge (Fig.1) qu’il a réalisé entre 1872 et 1875.
Formellement, le tableau Old Battersea Bridge est un paysage de nuit composé dans une palette bleue de gris. Centré à gauche, le pont Battersea traverse la Tamise. Plusieurs silhouettes humaines s’y tiennent. Au bas du tableau, vers le tiers de la composition, se dresse un homme debout en équilibre sur une embarcation. Derrière le pont, de l’autre côté de la rive, la ville se dessine en plusieurs masses foncées. On peut y reconnaître la Chelsea church et le Albert bridge.((FOWLE, Frances. « Nocturne: Blue and Gold – Old Battersea Bridge », Tate modern, décembre 2000. En Ligne. < https://www.tate.org.uk/art/artworks/whistler-nocturne-blue-and-gold-old-battersea-bridge-n0195 >. Consulté le 31 mai 2020.)) L’eau de la Tamise est tranquille, ce qui permet au paysage de la ville de s’y refléter. Dans le ciel, une traînée lumineuse de couleur or est laissée par des feux d’artifice qui viennent tout juste de s’éteindre. Grand admirateur d’art japonais, Whistler se serait probablement laissé inspirer par le tableau Moonlight at Ryogoku d’Hiroshige (Fig.2).((FOWLE, Frances. « Nocturne: Blue and Gold – Old Battersea Bridge », Tate modern, décembre 2000. En Ligne. < https://www.tate.org.uk/art/artworks/whistler-nocturne-blue-and-gold-old-battersea-bridge-n0195 >. Consulté le 31 mai 2020.)) Celui-ci est également un paysage au clair de lune qui propose une vue sur le pont de Ryogoku traversant la rivière Kanda. Il n’est effectivement pas rare d’apercevoir des références japonaises dans plusieurs des œuvres de Whistler, car comme ses contemporains, il est aussi obsédé par la culture japonaise.((ERDAL, Gülleman, and Meliha YILMAZ. « Japanism Effect On The Works Of James Abbott Mcneill Whistler. » Idil Sanat Ve Dil Dergisi 7.41 (2018): 25-32. En Ligne. < http://www.idildergisi.com/makale/pdf/1510044481.pdf > Consulté le 31 mai 2020.)) Contrairement à ses premières compositions anglaises, qui tentaient alors de démontrer une réalité plus crue et difficile de la ville, les œuvres de la série Nocturne dégagent douceur et apaisement. Dans son texte, Ribner souligne justement le talent qu’a Whistler pour rendre quelque chose qui est considéré comme ingrat ou sans grand intérêt esthétique, tel le pont Battersea, à un délicat résultat.((RIBNER, Jonathan, « La poétique de la pollution », dans LOCHNAN, Katharine, dir. et al, Turner, Whistler, Monet, Paris/Londres, Réunion des Musées nationaux/Tate Britain, 2004, 51-63, 235-237.)) L’artiste lui-même convient que les Nocturnes sont le comble de l’élégance et du raffinement.((RICHARDSON, E. P. « Nocturne in black and gold, the falling rocket by James Abbott Mcneill Whistler (Except from The Art Quarterly, Vol. X, No. 1, 1947). » Bulletin of the Detroit Institute of Arts of the City of Detroit, vol. 26, no. 3, 1947, pp. 72–74. JSTOR. En Ligne. < www.jstor.org/stable/41500726 >. Consulté le 31 mai 2020.)) Malgré la présence dominante du pont dans la composition Old Battersea Bridge n’est pas un portrait architectural, mais bien un paysage de nuit.((FOWLE, Frances. « Nocturne: Blue and Gold – Old Battersea Bridge », Tate modern, décembre 2000. En Ligne. < https://www.tate.org.uk/art/artworks/whistler-nocturne-blue-and-gold-old-battersea-bridge-n0195 >. Consulté le 31 mai 2020.)) Whistler s’écarte ainsi du travail des autres impressionnistes, généralement français, qui peignent la Tamise et son London Sublime en des scènes de jour. ((RIBNER, Jonathan, « La poétique de la pollution », dans LOCHNAN, Katharine, dir. et al, Turner, Whistler, Monet, Paris/Londres, Réunion des Musées nationaux/Tate Britain, 2004, 51-63, 235-237.))

Hiroshige Utagawa
Moonlight at Ryogoku
1856
Gravure sur bois
220 mm x 290 mm
Victoria and Albert Museum, Londres
http://collections.vam.ac.uk/item/O76627/moonlight-at-ryogoku-woodblock-print-utagawa-hiroshige
La Tamise et plus particulièrement le pont Battersea reviennent constamment dans l’œuvre de Whistler. Par contre, c’est la première fois qu’il exploite un point de vue en contre-plongée((BARON, Wendy. « Whistler and the Thames: London, Andover and Washington.» The Burlington Magazine, vol. 156, no. 1331, 2014, pp. 123–124. En ligne. < www.jstor.org/stable/24241208 >. Consulté le 31 mai 2020.)), situé au bas du pont tout près de la rive. Pour cette série, le travail d’observation est primordial : Whistler fait fréquemment des promenades nocturnes, attend que ses yeux s’adaptent à l’obscurité et observe minutieusement et longuement ce qu’il voit.((HACKNEY, Stephen. « Colour and Tone in Whistler’s ‘Nocturnes’ and ‘Harmonies’ 1871-72. » The Burlington Magazine, vol. 136, no. 1099, 1994, pp. 695–699. JSTOR. En Ligne. < www.jstor.org/stable/886202 >. Consulté le 31 mai 2020.)) C’est seulement le lendemain qu’il peint les images de la veille qu’il garde fraîchement imprégnées dans sa mémoire. Grand fervent de la technique alla prima, il applique directement la peinture sur la toile sans avoir préalablement fait de croquis.((HACKNEY, Stephen. « Colour and Tone in Whistler’s ‘Nocturnes’ and ‘Harmonies’ 1871-72. » The Burlington Magazine, vol. 136, no. 1099, 1994, pp. 695–699. JSTOR. En Ligne. < www.jstor.org/stable/886202 >. Consulté le 31 mai 2020.)) Il doit être impérativement satisfait du premier coup, car si ce n’est le cas, il abandonne et recommence seulement le jour suivant ses nouvelles observations. Il n’est pas rare d’apercevoir sur ses toiles les tentatives de ses premiers essais.((HACKNEY, Stephen. « Colour and Tone in Whistler’s ‘Nocturnes’ and ‘Harmonies’ 1871-72. » The Burlington Magazine, vol. 136, no. 1099, 1994, pp. 695–699. JSTOR. En Ligne. < www.jstor.org/stable/886202 >. Consulté le 31 mai 2020.)) Pour Whistler, la préparation de la toile et de la peinture est tout aussi importante que la conception de l’œuvre elle-même.((HACKNEY, Stephen. « Colour and Tone in Whistler’s ‘Nocturnes’ and ‘Harmonies’ 1871-72. » The Burlington Magazine, vol. 136, no. 1099, 1994, pp. 695–699. JSTOR. En Ligne. < www.jstor.org/stable/886202 >. Consulté le 31 mai 2020.)) Dans la série Nocturne, qui est représentative de son travail tardif, Whistler abandonne les applications épaisses de peinture. Il décide plutôt de travailler avec une formule plus légère, spécialement inventée, qu’il surnomme la sauce. Celle-ci est en fait une combinaison de peinture à l’huile, de térébenthine, de copal et d’huile de lin, qui s’apparente finalement à une peinture à l’eau.((FOWLE, Frances. « Nocturne: Blue and Gold – Old Battersea Bridge », Tate modern, décembre 2000. En Ligne. < https://www.tate.org.uk/art/artworks/whistler-nocturne-blue-and-gold-old-battersea-bridge-n0195 >. Consulté le 31 mai 2020.)) Plutôt restreint dans ses palettes, il applique d’abord la couche du fond, et peint ensuite les formes et figures plus foncées du tableau. Il enduit ensuite sur toute la surface sa sauce en de très fines couches, et n’hésite pas à repasser à plusieurs reprises. Cette étape est primordiale, car c’est grâce à elle si le tableau résulte à un aspect brumeux et trouble, copiant ainsi l’effet réel de la Tamise.((BARON, Wendy. « Whistler and the Thames: London, Andover and Washington.» The Burlington Magazine, vol. 156, no. 1331, 2014, pp. 123–124. En ligne. < www.jstor.org/stable/24241208 >. Consulté le 31 mai 2020.)) Whistler se dit fasciné par cet effet visuel. Ribner affirme l’intérêt qu’a le peintre à vouloir constamment représenter des parties plus dures et délabrées de la ville, mais tout en les traitant dans un esthétisme délicat, rappelant l’influence qu’a pu lui laisser l’école réaliste et naturaliste française.((RIBNER, Jonathan, « La poétique de la pollution », dans LOCHNAN, Katharine, dir. et al, Turner, Whistler, Monet, Paris/Londres, Réunion des Musées nationaux/Tate Britain, 2004, 51-63, 235-237.)) Old Battersea Bridge n’est donc pas une composition de lignes nettes, mais plutôt un assemblage de couleurs et de formes qui permet nécessairement l’effet brumeux tant aimé par Whistler. De plus, la surface et la texture ne tentent pas d’être dissimulées, au contraire elles sont bien visibles. Il y a donc un intérêt à rendre la main de l’artiste visible, impliqué dans le processus créatif.
Dans son essai, Ribner conclut en suggérant que Whistler était probablement conscient des conséquences de la fumée des usines sur sa santé.((RIBNER, Jonathan, « La poétique de la pollution », dans LOCHNAN, Katharine, dir. et al, Turner, Whistler, Monet, Paris/Londres, Réunion des Musées nationaux/Tate Britain, 2004, 51-63, 235-237.)) C’est donc par une fascination frôlant l’imprudence qu’il développe un réel talent à s’approprier la brume pour en résulter à un tableau empreint de poésie et du charme unique londonien. Les approches utilisées par Turner et Monet, dont Ribner analyse aussi le travail, s’éloignent de ceux employés par Whistler. Ayant vécu aux États-Unis, en Russie et en France pour aller étudier la peinture, les référents et les inspirations du peintre sont définitivement diversifiés.((JOBERT, Barthélémy. « Whistler James Abbott Mcneill – (1834-1903) », Encyclopædia Universalis En ligne. < http://www.universalis.fr/encyclopedie/james-abbott-whistler/ > Consulté le 31 mai 2020.)) L’appartenance nationaliste multiple — ou inexistante, serait peut-être la raison de cette permission à une plus grande liberté de création.
Bibliographie
BARON, Wendy. « Whistler and the Thames: London, Andover and Washington.» The Burlington Magazine, vol. 156, no. 1331, 2014, pp. 123–124. En ligne. < www.jstor.org/stable/24241208 >. Consulté le 31 mai 2020.
ERDAL, Gülleman, and Meliha YILMAZ. « Japanism Effect On The Works Of James Abbott Mcneill Whistler. » Idil Sanat Ve Dil Dergisi 7.41 (2018): 25-32. En Ligne. < http://www.idildergisi.com/makale/pdf/1510044481.pdf > Consulté le 31 mai 2020.
FOWLE, Frances. « Nocturne: Blue and Gold – Old Battersea Bridge », Tate modern, décembre 2000. En Ligne. < https://www.tate.org.uk/art/artworks/whistler-nocturne-blue-and-gold-old-battersea-bridge-n0195 >. Consulté le 31 mai 2020.
HACKNEY, Stephen. « Colour and Tone in Whistler’s ‘Nocturnes’ and ‘Harmonies’ 1871-72. » The Burlington Magazine, vol. 136, no. 1099, 1994, pp. 695–699. JSTOR. En Ligne. < www.jstor.org/stable/886202 >. Consulté le 31 mai 2020.
JOBERT, Barthélémy. « Whistler James Abbott Mcneill – (1834-1903) », Encyclopædia Universalis En ligne. < http://www.universalis.fr/encyclopedie/james-abbott-whistler/ > Consulté le 31 mai 2020.
RIBNER, Jonathan, « La poétique de la pollution », dans LOCHNAN, Katharine, dir. et al, Turner, Whistler, Monet, Paris/Londres, Réunion des Musées nationaux/Tate Britain, 2004, 51-63, 235-237.
RICHARDSON, E. P. « Nocturne in black and gold, the falling rocket by James Abbott Mcneill Whistler (Except from The Art Quarterly, Vol. X, No. 1, 1947). » Bulletin of the Detroit Institute of Arts of the City of Detroit, vol. 26, no. 3, 1947, pp. 72–74. JSTOR. En Ligne. < www.jstor.org/stable/4150072 >. Consulté le 31 mai 2020.
Ce texte adopte à mon avis une approche digne d’intérêt à l’exercice d’analyse d’une oeuvre. On choisit ici de s’attarder particulièrement aux processus de création de Whistler, quand il réalise sa série de nocturnes. Je trouve très édifiant le passage où l’on explique la procédure de l’artiste afin de reproduire le paysage nocturne. Le comportement de Whistler observant une scène brumeuse dans l’obscurité afin de l’incruster dans son esprit pour par la suite poser ses souvenirs sur toile, évoque chez moi l’expression même de la « poétique de la pollution » de Ribner.
Toutefois, je dois avouer que bien que l’oeuvre soit ici fort bien présentée, en allant jusqu’à décrire le processus de l’artiste pour l’application de la couleur, l’analyse me laisse quelque peu sur ma faim en ce qui concerne les questions qu’elle soulève en lien avec le texte de Ribner. Il aurait peut-être été enrichissant de relever d’autres oeuvres de la série des nocturnes afin d’intensifier la démonstration de la fascination de Whistler pour les effets créés par la pollution.
Tout de même, j’ai pris plaisir à lire ce texte, qui m’a instruit sur les procédés de peinture qui définissait la pratique de Whistler.